L'herbe, mise à mal par la tempête, était couchée sur la majeure partie de la plaine. La végétation aplatie laissait apparaître les formes du sol; celui-ci était constellé d'innombrables monticules de terre, de la taille d'un crâne humain. Les courbes douces de la plaine étaient pour une nuit effacées, et la terre revêtait l'allure d'une peau vérolée. La tempête avait soufflé toute la nuit, débutant au crépuscule par un vent puissant, rapidement appuyé par des averses diluviennes. La vie s’était alors faite toute petite, l’espace de quelques heures. A présent, le vent commençait à perdre de sa force, et quelques étoiles jetaient de timides rayons de lumière pâle entre les nuages. La lumière grise de l'aube, plus faible alors que les étoiles, coulait doucement sur la plaine, et le calme s'installait enfin.
Le sol était jonché de cadavres d’oiseaux. Pris de cours par la tempête, ils avaient lutté un moment contre les éléments, puis exténués s’étaient laissés porter une dernière fois par le vent. Le soleil se levait sur un spectacle macabre. Alors que l’astre passait l’horizon, des milliers de plumes lui renvoyèrent son éclat, égayant la plaine un court instant. Puis, comme tirée de sa torpeur, l’herbe aplatie se redressa complètement. La vague végétale, dans un long frémissement, se propagea rapidement dans toutes les directions et submergea cadavres et monticules, sans distinction. Secoués par l’onde, les habitants de la plaine sortirent de leurs abris. Certes, ils avaient enduré mille tourments cette nuit là, mais la plupart avaient tenu bon. La plaine retentirait bientôt du vacarme de la vie, et la tempête serait oubliée.
Oubliée ? Pas par tout le monde. Birbibi, à peine éveillé, méditait déjà sur ce qu’il venait de traverser. Lui, comme l’ensemble de son peuple, disposait d’éléments qui demeuraient impénétrables aux autres formes de vie. Birbibi était une mousse philosophe. Communiquant en permanence entre elles par ondes télépathiques, les mousses philosophes assuraient depuis des éons la protection de la planète. Maintes fois, des mousses philosophes avaient eu un aperçu de l’univers sous toutes ses facettes. Pour Birbibi, la tempête avait été une révélation, qu’il devait partager avec son peuple. Tâtonnant à l’aide de ses ramilles à travers les racines qui perçaient la voûte de son abri souterrain, il trouva enfin la sortie. Il songeait déjà aux discussions passionnantes qu’il allait avoir. Après avoir rampé fébrilement hors de son monticule, il arriva à l’air libre. Une légère brise l’effleura alors, et l’espace d’un instant, il se sentit invité à sonder les coulisses du Cosmos. Dehors, son peuple l’attendait déjà. Ils n’avaient perçu que les échos des pensées de Birbibi, mais pressentaient que leur existence allait prendre une toute nouvelle direction.
Ils formèrent alors un cercle autour de Birbibi, et se préparèrent à entendre la prophétie. Toutes les mousses philosophes de la plaine s’étaient réunies, occupant chaque pouce de terrain sur plusieurs hectares. Au loin, dans le ciel désormais complètement dégagé, une météorite ignorée de tous traçait tranquillement une ligne de feu. La foule, impatiente, scandait tout bas le nom du prophète. Birbibi réclama le silence .Un frémissement parcouru l’assemblée, puis elle se tut. Le secret allait bientôt être dévoilé. La météorite, nimbée de flammes, semblait grossir à vue d’œil. Un sifflement aigu commençait à se faire entendre, bien que personne dans la plaine n’y prêta attention.
-Mes frères et sœurs, pères et mères, boutures et vieux greffons, soyez tous bénis en ce jour nouveau ! La tempête a balayé la plaine, et une révélation m’a été faite !
Les mousses retinrent leur souffle , de peur de rater la moindre parole de Birbibi. Le sifflement se faisait de plus en plus puissant.
-Notre peuple court un grand danger ! Nou…Birbibi ne put finir sa phrase. Dans un hurlement infernal, une boule incandescente s’écrasa sur lui et sur une centaine de ses congénères, projetant des paquets de terre de plusieurs tonnes sur des centaines de mètres à la ronde. Ceux qui ne périrent pas écrasés n’eurent guère plus de chance. Les flammes gagnèrent rapidement les herbes hautes, et ils furent pour la plupart réduits en cendres en quelques minutes. Au centre du cratère fumant, la sphère brûlante continuait de tourner sur elle-même, s’enfonçant encore un peu dans le sol. Soudain, une épaisse mousse jaillit de la sphère. Un court instant après, l’objet avait pris une teinte noire et ne fumait plus. Un bourdonnement emplit alors l’atmosphère : la sphère s’ouvrit et un homme bondit au milieu du cratère. Il était grand, et les rares cheveux qui ornaient son crâne étaient bruns. Bien que légèrement raidi par l’atterrissage, il n’avait rien perdu de son maintien, ce qui attestait de son origine noble. Il contempla un instant le cratère, puis regarda le ciel ; enfin il se gratta la tête. Pendant ce temps, d’autres hommes avaient surgi de la sphère, tous vêtus d’uniformes matelassés de couleur bleue. Ils s’approchèrent d’une démarche sautillante, aussi dignement que le permettait le sol encore brûlant. L’un d’eux se racla la gorge, et interpella l’homme dégarni, qui semblait être leur supérieur.
-Sire Gramou, lança t il, vous n’auriez pas dû sortir le premier, qui sait ce qui aurait pu se …
-Silence, Telvir, l’interrompit Sire Gramou. L’ordre, à peine murmuré, ne fut pas discuté. Gramou observa de nouveau le cratère, puis regarda d’un air amusé ses hommes sautiller sur place.
-Bien joué, les gars ! lança t il finalement. Cette planète est inhabitée, cela ne fait aucun doute ! Que diantre aurait il pu se passer de grave, ici même, au milieu de nulle part ? Allons…restons sérieux !
-Bien entendu, Sire Gramou, répondit Telvir. Il se gratta la tête un court instant et reprit : « Hem, euh, à propos…, comment allons nous appeler cette planète ?
-Belgaroz ! »
Cette histoire, classée dans la catégorie PF (Pure Fiction) par le service de censure du gouvernement planétaire de Belgaroz, est inspirée de « La légende de Birbibi la mousse philosophe » (reconnue actuellement comme un classique du peuple bryophyte) et de "Belgaroz, vous avez dit Belgaroz ? "( une Histoire de la planète éponyme, peut être un peu expédiée, mais diablement bien illustrée !).
« La légende de Birbibi la mousse philosophe »est à l’origine de la célèbre Controverse de Birbibi . Cette controverse, dont l’enjeu était de déterminer si les mousses philosophes étaient douées de pensée consciente ou non, déchaîna les passions durant de nombreuses années. Finalement, les parties adverses trouvèrent un terrain d’entente en concluant de la manière suivante « Les mousses philosophes sont douées de pensée consciente, et ne sauraient donc être exploitées dans le processus de fabrication de compositions florales d’aucune sorte. En conséquence, compte tenu de l’importance de ce secteur économique, seront désormais utilisées pour la fabrication de pots-pourris et autres compositions florales, des fougères dites sensitives, bien que cette dernière caractéristique reste encore à prouver. »
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